Un texte de Rénald Boisvert
Lors de l’initiation d’un jeune boxeur à un sparring (combat d’entraînement), il est fréquent d’entendre crier le coach : «ne cligne pas des yeux lorsque tu te fais frapper!» Même si cet entraîneur avait une bonne raison d’intervenir dans une telle situation, il appert que ce type d’intervention est loin d’être approprié sur le plan pédagogique.
Cligner des yeux est un réflexe naturel. Néanmoins, le boxeur pourra parvenir avec le temps à contenir cette réaction. Cependant, comme pour la plupart des apprentissages, l’entraîneur a intérêt à utiliser une démarche progressive dans le but d’amener un novice à s’abstenir de cligner des yeux.
L’APPRENTISSAGE DOIT DÉBUTER BIEN AVANT LE SPARRING
Apprendre à la dure a fait longtemps partie intégrante de l’entraînement de boxe. Il n’en a pas été autrement pour ce qui était du clignement des yeux. Combien de coups de poings les jeunes boxeurs ont dû encaisser alors qu’ils avaient les yeux fermés?
Ainsi, au lieu de passer trop rapidement à l’étape du sparring, il serait plus à propos de recourir d’abord à quelques drills (exercices structurés) permettant aux novices d’améliorer graduellement cet aspect de leur défensive tout en donnant l’occasion aux entraîneurs d’en vérifier la progression.
Le tout premier drill que je suggère consiste tout simplement pour l’entraîneur à utiliser des mitaines d’entraînement qui ne sont pas rigides. Il lui suffit alors de feindre de frapper au visage du novice. Lentement au départ puis de plus en plus rapidement, mais toujours sans atteindre le visage.
Si le novice réussit à cette étape de ne pas cligner des yeux, alors le prochain échelon serait que l’entraîneur tente dorénavant de l’atteindre au visage, doucement au départ, puis de plus en plus avec rapidité. Pour sa part, le novice aurait alors pour objectif de bloquer ou esquiver tout en s’abstenant de cligner des yeux.
Très souvent, les novices aiment utiliser leurs avant-bras pour bloquer les mitaines de l’entraîneur. Ils apprivoisent de la sorte plus aisément la capacité de ne pas cligner des yeux. Ils vont alors utiliser une garde très haute, à travers laquelle ils peuvent voir les coups venir tout en se sentant davantage protégé.
Un second type de drill pourrait consister à positionner deux novices l’un face à l’autre en train d’effectuer ce qu’on appelle «la boxe imaginaire». Sans se toucher, chacun dirigerait ses coups de poing en direction des yeux de son partenaire. Enfin, comme dernière suggestion, chacun de ces deux novices pourrait tour à tour lancer des balles légères (balles de plastique, vides à l’intérieur) en direction du visage de son partenaire. L’objectif serait dans ce cas de se laisser frapper par la balle sans cligner des yeux.
En résumé, les novices vont parvenir petit à petit à ne plus cligner des yeux lorsqu’une balle ou les mitaines de l’entraîneur sont dirigées vers leur visage. Bien évidemment, ils n’y parviendront pas tous au même rythme.
Or, d’après ce que j’ai pu observer au cours des années, la plupart des novices qui vont s’adonner éventuellement à la compétition réussissent au départ à maîtriser plus rapidement le clignement des yeux que ceux qui ne combattront pas. Même que certains boxeurs, parmi les plus doués, y sont parvenus à la suite de quelques séances de pads seulement. Comment cela se fait-il?
La réponse à cette question se trouve probablement dans le départage entre génétique et entraînement. C’est donc avec humilité que je vais tenter d’approfondir cette question qui pourrait bien avoir son importance quant au développement des boxeurs. Mais d’abord, il convient que je me penche sommairement sur les aspects physiologiques et cognitifs de cet étrange phénomène qu’est le clignement des yeux.
LA LUBRIFICATION
Le clignement des yeux permet notamment à ceux-ci de se lubrifier. D’ailleurs, vous pouvez tenter l’expérience à un moment où vos yeux sont secs à la suite d’une trop longue exposition devant un écran. Il suffit alors de cligner des yeux une dizaine de fois et vous ressentirez aussitôt qu’ils se sont lubrifiés.
Cependant, plusieurs études ont relevé que certaines personnes pouvaient s’abstenir de cligner des yeux plus longtemps que la normale, ceci sans éprouver les picotements et les démangeaisons que provoquent habituellement l’insuffisance de lubrification. C’est notamment le cas des pilotes de course. Or, qu’en est-il alors pour ceux-ci du clignement des yeux en tant que réflexe? Cette réaction instinctive n’existe-t-elle pas depuis notre naissance?
Lorsque j’étais enfant, je me souviens de ce jeu entre camarades dont le but était de tenir le plus longtemps sans cligner des yeux. Tôt ou tard, il devenait impossible de les garder ouverts. La plupart du temps, c’était ce picotement qui nous forçait à abandonner. Or, je me rappelle qu’il nous arrivait de cligner des yeux sans nous en apercevoir. Les partenaires de jeu voyaient bien ce clignement alors que celui qui avait cligné des yeux ne s’en était pas rendu compte. En fait, ce clignement était ce que je sais maintenant être un réflexe, donc involontaire, mais aussi souvent inconscient. Bien évidemment, je ne comprenais pas à l’époque les raisons pour lesquelles ces battements de paupières pouvaient échapper à mon contrôle.
LE CERVEAU SERAIT DERRIÈRE TOUT ÇA!
Étonnamment, le clignement des yeux se produit normalement environ 15 fois par minute. La plupart d’entre eux se produisent inconsciemment. Il est à noter qu’un clignement ne dure qu’un cinquième de seconde. C’est très rapide. Or, vu que les paupières se ferment pendant ce court instant, la vision ne devrait-elle pas devenir noire? D’après plusieurs études sur le sujet, si notre vision ne devient pas noire, c’est que le cerveau a enregistré l’image qui précède le clignement. C’est donc cette image que nous voyons pendant ce court moment où les paupières se ferment. Par conséquent, nous perdons une fraction de la réalité à toutes les fois que nous clignons des yeux.
Le cerveau serait à l’origine de ce phénomène. Le clignement permettrait non seulement aux yeux de se lubrifier, mais également au cerveau de se reposer et de reprendre l’énergie dont il a besoin aux fins de se concentrer. Or, le cerveau peut choisir de cligner moins souvent lorsque la situation le requiert (ex : danger). Mais cela a ses limites. Il ne peut pas interrompre le battement des paupières indéfiniment.
Une étude scientifique a d’ailleurs révélé que les grackles (un oiseau qui ressemble à un corbeau) clignaient des yeux moins fréquemment lorsqu’ils effectuaient un vol comparativement au moment où ils étaient au sol. De l’avis des chercheurs, ces oiseaux parvenaient à diminuer le nombre de leurs clignements dans les moments plus risqués. Ceci a également été observé chez les pilotes d’avion. Selon toute vraisemblance, la prise de risque et le besoin d’être plus attentif à certains moments sont des facteurs qui interviennent à l’égard de ce réflexe naturel.
Les chercheurs ont aussi étudié l’activité cérébrale de personnes en train de regarder un film. Grâce à l’Imagerie par résonance magnétique (IRM), ils ont pu observer que ces personnes clignaient des yeux moins souvent que normalement lorsque le film exigeait un niveau d’attention plus élevé; or, ceux-ci recommençaient aussitôt à cligner des yeux fréquemment dans les moments où il ne se passait pas grand-chose.
Mais l’étude que je considère la plus concluante est certainement celle concernant les pilotes de course. On a observé que les coureurs de catégorie supérieure clignaient des yeux beaucoup moins souvent que les autres pilotes; il semble donc établi que la capacité de tenir plus longtemps sans cligner des yeux soit l’un des facteurs pouvant favoriser, sinon déterminer le niveau de performance d’un coureur. Selon les chercheurs, une personne normale ne peut aucunement tenir les yeux ouverts aussi longtemps qu’un pilote de course.
Que dire maintenant du tennis sur table? On rapporte que deux joueurs (un Néerlandais et un Japonais) se seraient livrés à un échange de 766 coups. Ils auraient retourné la balle sans interruption pendant 10 minutes 13 secondes. Vous avez idée de la vitesse à laquelle la balle se déplace. Nul ne doit cligner des yeux lors de tels échanges!
Comme moi, vous réalisez sans doute que maîtriser le clignement des yeux a une importance vitale, sinon significative par rapport à certaines disciplines sportives. Ne doit-on pas comprendre ici que ces sports pourraient donc être inaccessibles pour plusieurs athlètes doués naturellement, mais inaptes quant à inhiber ce vieux réflexe naturel? Mais qu’en est-il donc de tout ceci relativement à la boxe?
LA BOXE, UN CHAMPS D’ÉTUDE À EXPLORER
On sait déjà que la vitesse d’un coup de poing exécuté par un boxeur correspond généralement à la durée d’un clignement des yeux. Un pugiliste a donc intérêt à garder les yeux ouverts.
Mais ce dont il est question ici ne se limite pas à la capacité d’un boxeur de ne pas fermer les yeux lorsqu’il est frappé au visage. Cligner des yeux est beaucoup plus que cela. Je réfère ici à ce réflexe qui se manifeste souvent inconsciemment. Le boxeur ne se rend-il pas vulnérable malgré lui dans les moments où se produisent ces clignements?
Au cours d’un combat, les boxeurs peuvent interrompre momentanément les clignements des yeux; mais il leur est impossible de les supprimer. On sait que dans certains sports comme le tennis sur table, la durée pendant laquelle l’athlète ne cligne pas des yeux a été identifiée comme pouvant être significative sur le plan de la performance. Une telle question ne semble avoir fait l’objet d’aucune analyse pour ce qui est de la boxe. En revanche, il y a bien quelques études qui nous fournissent certaines pistes de réflexion.
On sait déjà qu’il existe une relation entre la fatigue et le clignement des yeux. Comme la boxe requiert énormément de concentration que le boxeur doit maintenir tout au long d’un combat, une certaine fatigue pourrait provoquer un relâchement de l’attention, ce qui rendrait ce boxeur plus enclin à cligner des yeux malgré lui.
Il a été établi également que plus l’activité est intense, plus la fréquence des clignements risque d’augmenter. Le boxeur pourrait bien dans ce cas devenir moins vigilant au fur et à mesure qu’il se trouve forcé de cligner des yeux, et ce sans qu’il s’en rende toujours compte.
Comme vu précédemment, maîtriser le clignement des yeux dépend probablement en grande partie de la génétique de l’athlète. Mais cela pourrait-il aussi relever de l’entraînement? En d’autres mots, l’athlète est-il entraînable ou non pour ce qui est de la capacité de réduire les clignements qui surviennent même inconsciemment? Il est à penser que cela pourrait être le cas.
Dans l’attente d’une meilleure réponse – ce qu’une recherche scientifique pourrait offrir – je me vois contraint d’agir prudemment à l’égard de ce phénomène. Ainsi, advenant le cas où je soupçonnais certaines carences quant à la capacité d’un boxeur de s’abstenir de cligner des yeux dans les moments-clés d’un combat, je me permettrais alors d’inciter fortement cet athlète à modifier sa stratégie. L’objectif serait dans ce cas qu’il se replie davantage en défensive pour lui permettre une meilleure récupération (si c’est la fatigue qui est en cause) ou une certaine accalmie (si c’est plutôt l’intensité).
Pour être plus précis, un tel boxeur aurait alors intérêt à utiliser comme stratégie d’attaquer par intermittence afin qu’il demeure toujours alerte au cours de ses échanges de coups avec l’adversaire. Aussi, en se tenant hors d’atteinte pendant quelques secondes après chacune de ses offensives, il pourrait ainsi laisser échapper les clignements dont il n’a pas le plein contrôle.
Mais comme rien n’est parfait, ce boxeur devra alors posséder un bon jeu de jambes pour lui permettre de demeurer en dehors de la distance de frappe, ne serait-ce quelques secondes seulement entre chacune des attaques. Je crois bien que c’est le prix à payer dans les circonstances.
CONCLUSION
Le clignement des yeux s’avère un réflexe que certains athlètes peuvent interrompre presque indéfiniment. Est-ce une question strictement héréditaire? Sans en être certain, je crois au contraire que pour un nombre appréciable de boxeurs, l’entraînement a pour effet de repousser les limites imposées par la génétique.
Mais pour d’autres pugilistes, ce sera peut-être en vain. Par rapport à ceux-ci, il faut bien chercher une alternative, soit une stratégie qui leur est applicable, du type de celle que je vous ai présentée. L’essentiel pour l’entraîneur est de demeurer vigilant et ce, même si aucune alternative ne s’avérait adéquate dans les faits. Face à l’éventualité d’une impasse, l’entraîneur ne doit jamais fermer les yeux…