• 15 janvier 2025
  • Last Update 16 octobre 2023 10 h 47 min
  • Montréal

« L’effet tunnel » chez les boxeurs

« L’effet tunnel » chez les boxeurs

Un texte de Rénald Boisvert

Au moment de lancer un coup de poing, les yeux fixés droit devant lui, Kell Brook ne se rend manifestement pas compte de sa vulnérabilité. C’est comme s’il regardait à travers un long tunnel, l’empêchant de voir sur les côtés. C’est alors que son adversaire, Terence Crawford, lui applique un semi-crochet extrêmement percutant.

Je vous suggère de regarder cette scène au ralenti (0:12 sec de la vidéo qui suit). Vous observerez ainsi que Crawford décoche une solide droite tout en se préparant à bloquer celle de Brook, alors que ce dernier paraît au contraire strictement focalisé sur sa propre attaque.

LE SYNDROME DE « L’EFFET TUNNEL »

De nombreuses recherches scientifiques se sont penchées sur ce qu’on appelle «l’effet tunnel». Le principal symptôme serait le rétrécissement du champ de vision. Ainsi, notamment dans les cas de stress, la manifestation de ce phénomène peut compromettre la capacité de porter attention à ce qui se passe de manière périphérique.

Par ailleurs, on a noté que ce phénomène pouvait également engendrer certains comportements irrationnels (tunnel cognitif). À ce niveau, on parle davantage de syndrome. Par exemple, c’est le cas du boxeur qui est tellement focalisé sur un objectif à atteindre qu’il en vient à oublier les fondamentaux de boxe.

Ainsi, lors de son combat contre James Buster Douglas, Mike Tyson avait une seule chose en tête : enregistrer un knockout. Alors qu’il nous avait habitués à l’exécution d’incessantes combinaisons de coups, Iron Mike s’est limité tout au long de l’affrontement à exécuter, un coup de poing à la fois, se retrouvant par ailleurs en déséquilibre sur la plupart de ses charges. Pour comble, ses mouvements de tête (classiques), devenus rarissimes dans ce combat, laissaient place à une défensive poreuse et affreusement répétitive.

Le comportement de Mike Tyson avait de quoi surprendre au cours de ce combat. Comment pourrait-on expliquer le fait qu’il n’ait apporté aucun ajustement? En persistant de la sorte, Tyson s’est trouvé à s’enfermer dans une sorte d’aveuglement. Son jugement était vraisemblablement altéré.

Selon moi, il est légitime de se poser la question : Mike Tyson était-il alors affecté par le syndrome de «l’effet tunnel»? Cela se passe sur le plan des émotions. D’ailleurs, les chercheurs ont identifié plusieurs réactions physiques ou psychologiques comme étant la source de ce syndrome, soit non seulement le stress et l’anxiété, mais aussi la colère, la frustration, etc…

Des expériences scientifiques réalisées à partir de simulateurs de vol ont montré que le jugement des pilotes pouvait être affecté en raison de l’effet tunnel (aussi appelé Tunnel attentionnel). On a dénoté chez ces pilotes une sorte de fixation en fonction du résultat attendu, ceci expliquant leur rejet de nouveaux stimuli et l’incapacité de réviser leurs choix.

POUR CE QUI EST DES BOXEURS, QUOI FAIRE?

La manifestation de «l’effet tunnel» est généralement imprévisible. Cela peut assurément contribuer à expliquer certaines contre-performances ainsi que plusieurs revirements inattendus qui se produisent dans la boxe. Somme toute, j’oserais dire que la présence de ce syndrome est susceptible de déjouer les pronostics du plus habile des commentateurs.

En ce qui concerne l’entraîneur, le caractère imprévisible de ce syndrome est de nature à l’inquiéter; il doit donc se préparer à cette éventualité. Il importe d’abord que l’entraîneur tente de bien comprendre ce phénomène et de sensibiliser l’athlète à ses effets.

Ainsi, il faut savoir que lors de la manifestation de ce syndrome, l’organisme secrète des hormones (l’adrénaline étant la principale) qui vont accélérer le rythme cardiaque. La vision produit alors une image plus nette, mais dont la dimension est sensiblement réduite. Enfin, la concentration s’avère beaucoup plus grande dans ce cas en regard d’un objectif déterminé à accomplir; en revanche, elle laisserait alors l’athlète plus vulnérable advenant l’apparition soudaine et inattendue de nouveaux stimuli.

Il faut aussi savoir que ce syndrome a certainement joué un rôle majeur quant à la survie des êtres humains. D’un point de vue positif, il importe donc de considérer que la présence de ce syndrome rend le boxeur plus rapide, plus fort et particulièrement tolérant à la douleur. Le cas échéant, le pugiliste sera généralement tenté d’y aller le tout pour le tout. Mais est-ce toujours la bonne stratégie à adopter?

UNE ARME À DOUBLE TRANCHANT

La colère et la frustration lors d’un combat sont de nature à provoquer la manifestation du syndrome de «l’effet tunnel». La charge émotionnelle du boxeur peut alors être réfrénée ou alimentée, selon le cas, par l’attitude de l’entraîneur.

Sans se poser la moindre question, certains entraîneurs vont systématiquement fomenter l’état déjà fulminant du pugiliste. Heureusement, il est très possible que les effets du syndrome procurent un avantage à ce boxeur. Ses sens s’en trouvent alors plus aiguisés. L’adrénaline étant à son comble, le pugiliste va offrir en principe une performance qui dépassera celle qu’il aurait pu autrement donner.

En revanche, tout peut basculer si ce boxeur affronte un adversaire de taille qui est en mesure de varier de façon significative sa stratégie. C’est ici que l’entraîneur doit être réceptif et vigilant. Il ne peut pas alors se satisfaire de ce type de discours redondant qui a pour seul objectif la pression sur l’adversaire. Or, sans jamais exclure d’emblée l’option pressing, ce n’est assurément pas à n’importe quel prix que cette option doit s’imposer à l’athlète. Ainsi, l’entraîneur doit-il avoir en tête certains ajustements possibles dans les circonstances (repli défensif, contre-attaque, etc…)

Mais bien évidemment, pour être en mesure dans ces moments critiques de procéder à des ajustements, le boxeur doit y avoir été préparé adéquatement. Cela ne s’improvise pas vraiment. Ce sont des aspects techniques et stratégiques qui requiert beaucoup d’efforts et de polyvalence.

Par ailleurs, pour ce qui est des effets physiques et psychologiques du syndrome proprement dit, il est à noter que plusieurs boxeurs parviennent par eux-mêmes à une certaine désensibilisation (du moins partielle). J’ai beaucoup d’admiration pour ces boxeurs. Ils ont acquis avec l’expérience un équilibre entre stress et désensibilisation. Intéressons-nous au rôle que l’entraîneur peut jouer à ce niveau, c’est-à-dire dans le but de favoriser chez les boxeurs l’atteinte de cette sorte d’état de grâce.

L’ÉQUILIBRE RECHERCHÉ

Contrairement à la croyance populaire, la boxe est loin de se réduire à la quantité d’agressivité déployée dans un ring. Il appert au contraire que les meilleurs pugilistes sont ceux qui parviennent à canaliser cette agressivité. Ce faisant, ces boxeurs limitent considérablement les impacts négatifs de «l’effet tunnel» tout en conservant par ailleurs plusieurs des aspects cruciaux et positifs de ce syndrome.  

Selon la plupart des entraîneurs d’élite, ce qui permet à un boxeur de canaliser l’agressivité, c’est le calme. C’est assurément le moyen le plus efficace pour se désensibiliser à l’égard des effets néfastes de «l’effet tunnel».

Or, dans les faits, ce qui doit être atteint, c’est plus précisément l’équilibre entre calme et agressivité (personnellement, je préfère le mot «combativité» à celui de d’agressivité). En ce qui concerne la boxe, il y a bien évidemment ce côté intense et prise de risque; puis il y a aussi le côté réfléchi et contrôle des émotions. En cela, les boxeurs sont exposés à des situations qui s’apparentent à celles que vivent les pompiers, les équipes tactiques de police, etc…

Les gens qui font ces métiers doivent eux-aussi composer avec le syndrome de «l’effet tunnel». Ils doivent donc parvenir également à une certaine désensibilisation pour pouvoir exercer leurs tâches avec efficacité et sécurité. Ainsi, une connaissance suffisante des savoir-faire et des risques inhérents à leur activité s’impose en tout premier lieu.

Mais il y a en outre le niveau d’exposition au danger qui doit varier en fonction de l’expérience et de l’état mental et physique de l’individu. Par exemple, un policier victime d’une intervention qui a mal tourné ne peut pas reprendre du service comme si rien n’était. On parlera alors pour ce policier d’un retour au travail dont le niveau de dangerosité sera progressif.

Pour ce qui est de la boxe, le même principe prévaut dans le cas où, par exemple, à la suite d’une longue inactivité ou après avoir subi une mise hors de combat, le pugiliste peut avoir besoin d’un «tune up fight» avant de retrouver sa meilleure condition autant physique que psychologique.

Dans ces cas, il ne suffit donc pas pour l’entraîneur de savoir l’athlète en bonne condition physique. L’élément le plus important est de s’assurer qu’il a récupéré toute la vigilance possible. Règle générale, l’athlète ne peut y arriver que progressivement, c’est-à-dire par une exposition à la pression de manière répétée et graduelle.

Mais peu importe la situation, «tune up fight» ou non, l’objectif reste toujours le même. Le boxeur doit être en mesure de se concentrer sur la stratégie déterminée au départ, tout en étant ouvert aux ajustements à apporter selon les circonstances. C’est cet équilibre qui doit animer le pugiliste en tout temps au cours d’un combat.

CONCLUSION

Dans cette première partie, je me suis limité à considérer «l’effet tunnel» sous l’angle de la boxe professionnelle. Or, malgré que je reste convaincu que ce syndrome peut atteindre les pugilistes même les plus expérimentés, ce n’est pas à l’égard de cette catégorie de boxeurs que ce phénomène se manifeste le plus nettement.

Dans la deuxième partie, je me concentrerai donc sur les incidences de «l’effet tunnel» à l’égard des jeunes boxeurs, soit ceux qui font leurs débuts en tant que compétiteurs (amateurs). À ce niveau, la manifestation de ce syndrome est beaucoup plus marquante. Et vous vous en doutez bien, l’entraîneur doit alors rester aux aguets.

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