Un texte de Rénald Boisvert
Depuis quelques décennies, la boxe professionnelle se serait-elle égarée dans l’obsession de la fiche parfaite? C’est ce que prétendent un grand nombre de commentateurs ainsi que de fans de boxe.
Il faut bien reconnaître cependant qu’une fiche immaculée et par surcroit, bien garnie de knockouts constitue une excellente carte de visite lorsqu’un boxeur cherche à obtenir un combat de championnat. Hélas! Ceci a pour effet d’inciter plusieurs promoteurs, agents et entraîneurs à opposer leurs prospects à peu d’adversité dans le but de gonfler la fiche de ceux-ci.
COMMENT FREINER CETTE TENDANCE CONSISTANT À EMBELLIR LA FICHE DES BOXEURS?
Ce phénomène constitue encore aujourd’hui une tendance lourde, mais certainement pas inéluctable. D’ailleurs, je ne manquerai pas dans cet article de reconnaître les efforts que certains promoteurs déploient dans le but de présenter davantage de combats équilibrés.
Mais en tout premier lieu, il m’importera ici de discuter de la situation de ces faire-valoir, du peu d’expectative qu’ils peuvent envisager tout au long de leur carrière. On oublie trop souvent que la majorité de ces boxeurs ont adopté ce sport pour s’épanouir dans une activité qui les passionne. Qu’y trouvent-t-ils en lieu et place de l’épanouissement recherché? Ceci : déception et mépris.
Pour ma part, il m’est difficile de demeurer insensible face à ces pugilistes dont le rôle se limite le plus souvent à mettre en valeur un petit groupe de boxeurs privilégiés. Or, n’y a-t-il pas une façon de redresser un tant soit peu cette situation, du moins au Québec, en créant une association (ex : à but non lucratif) ayant pour objectif de soutenir ces boxeurs qui ne sont pas parrainés par un promoteur?
Une telle association composée essentiellement d’entraîneurs pourrait être modeste au départ. Son objectif serait voué à la recherche (booking) de combats équilibrés. Bien évidemment, même si cette organisation aurait pour mission de desservir les boxeurs d’ici, le «booking» proprement dit serait effectué partout à travers la planète. À cette échelle, il existe assurément davantage de possibilités de dénicher des combats équilibrés.
Dans les prochaines lignes, je vais tenter d’identifier les principales caractéristiques de ces boxeurs qui auraient particulièrement besoin d’être soutenus par une telle association. Vous me pardonnerez ici de ne pas en faire un inventaire exhaustif. Ce sera éventuellement à compléter si jamais une semblable association voyait le jour.
QUI SONT CES BOXEURS QUI N’ONT PAS LE STATUT DE PROSPECT?
L’une des caractéristiques qu’il faut d’emblée reconnaître chez ces boxeurs est leur conviction profonde du «rendez-vous manqué» . En d’autres mots, ceux-ci croient résolument qu’aucune réelle opportunité ne leur est offerte dans le but de prouver ce qu’ils valent.
En général, ils ne sont pas des boxeurs dont le potentiel est achevé techniquement. Plusieurs se distingueront donc par leur courage et leur détermination. C’est de cette manière que ceux-ci peuvent atteindre certains sommets de popularité. Mais à quel prix? Ils n’ont pas le loisir de se développer au même rythme que les prospects. Ils doivent tout accepter. Sinon, on les écarte tout simplement.
Contrairement aux prospects dont le développement s’avère précoce, ces négligés donnent souvent l’impression qu’ils n’atteindront jamais le niveau technique acceptable pour un athlète d’élite. Mais dans les faits, ces boxeurs ont juste besoin d’une période plus longue que celle des prospects pour réaliser leur potentiel.
À titre d’exemple, nous pourrions évoquer le cas de plusieurs boxeurs d’ici. Mais sur ce sujet quand même délicat, il y a un boxeur, en particulier, qui s’est déjà exprimé publiquement et sans détour.
ÉRIC LUCAS
«Ça m’a pris 10 ans pour devenir champion du monde. Les boxeurs de talent le deviennent après trois, quatre ans. Les gars comme moi travaillent longtemps!» (1)
Il faut énormément de modestie et de lucidité pour rendre un tel témoignage. Pour ma part, cette déclaration m’apparaît lourde de sens vu ce qu’elle suppose en termes de développement des boxeurs. Mais ce n’est pas tout. Lors de la même entrevue qu’il a donnée à La Presse, Éric Lucas ajoutait :
«Quand j’ai fait mes débuts avec Stéphane Ouellet, j’étais un partenaire d’entraînement. Je ne pense pas qu’on voyait grand-chose en moi. Je n’avais pas eu une carrière amateur exceptionnelle. J’étais juste un bon gars qui avait un bon cœur, qui travaillait fort et qui pouvait prendre un coup de poing. C’est à peu près ça que j’avais.»
La question qui se pose maintenant est de savoir si Éric Lucas aurait pu parvenir à un tel niveau d’excellence s’il n’avait pas bénéficié du support de son promoteur. Sans ce support, il n’aurait pu profiter des mêmes avantages que ceux accordés aux prospects faisant partie du groupe. En second lieu, l’ascension d’Éric Lucas serait-elle encore possible de nos jours? Il faut préciser qu’il a bénéficié du soutien d’une équipe de première ligne (entraîneurs élites, préparateur physique de niveau international, nutritionniste haute performance, etc…).
En principe, les promoteurs vont davantage investir dans le développement de prospects. Dans l’atteinte de cet objectif, les prospects auront droit à un traitement privilégié qui tient compte de leur progression eu égard au choix et à la qualité des adversaires, alors que les négligés devront plutôt s’attendre à un cheminement en dents de scie, les adversaires proposés étant très souvent sans rapport avec leur développement.
On me rétorquera sans doute qu’à travers le monde, plusieurs organisations parviennent à présenter des combats équilibrés. C’est notamment le cas des petites organisations. Pour ce qui est des promoteurs qui aspirent aux plus hauts sommets, l’intérêt est au départ de préserver les fiches des prospects. Or, ici au Québec, le promoteur Camille Estephan a déclaré, il y a déjà un certain temps, que les boxeurs de son écurie seraient désormais tous confrontés à des adversaires de qualité. Et le premier geste qu’il a alors posé a été de nommer une personne chargée de cette nouvelle orientation.
MARC RAMSAY
Le mandat était clair. Mais en pratique, la réalisation de ce mandat n’était pas simple à appliquer. Car, s’il est extrêmement louable de vouloir confronter les prospects à une opposition de taille, il demeure que cet objectif ne doit pas l’emporter sur l’objectif premier, lequel consiste à «développer» les boxeurs.
Ceci signifie que EOTTM fait le pari que la meilleure façon de développer ses boxeurs est de leur donner une opposition tellement forte que ceux-ci doivent à chaque combat repousser leurs limites. C’est un pari risqué! Pour le jeune prospect, une pression aussi soutenue pourrait devenir de plus en plus difficile à supporter. En revanche, Marc Ramsay a l’expertise pour ajuster le tir. Je crois bien qu’il saura naviguer dans la sélection des adversaires tout en optimisant le développement des boxeurs de l’écurie.
Par rapport à EOTTM, il y a encore un point sur lequel je veux ici attirer l’attention du lecteur. Cette organisation compte dans ses rangs un boxeur qui n’était pas au départ promis à de grandes ambitions. Son cheminement mérite que je m’y arrête au moins brièvement.
JEAN-GARDY FRANÇOIS
Quoique ce boxeur ait accumulé une fiche respectable chez les amateurs (37 victoires, 11 défaites), il ne lui était pas vraiment permis de rêver d’appartenir à une grande écurie. D’abord, il faut bien admettre que Jean-Gardy François a effectué son premier combat amateur quelque peu tardivement, soit à l’âge de 23 ans. Malgré cela, il est devenu dans sa catégorie de poids l’un des meilleurs boxeurs amateurs au Canada.
En fait, Jean-Gardy François a remporté la seconde place lors des Sélections canadiennes en vue des qualifications olympiques 2020. Mais ce n’était pas assez! Il lui aurait fallu obtenir la première place, ne serait-ce que pour continuer à s’approcher de ses objectifs en tant que boxeur amateur.
Dans les circonstances, il y avait bien sûr la boxe professionnelle. Mais comme aucun promoteur ne s’était alors manifesté, Jean-Gardy François aurait pu tout abandonner. Au lieu de ça, il a décidé de redoubler ses efforts à l’entraînement. Puis, contre toute attente, un combat lui est offert par EOTTM.
C’est le 23 septembre 2021 que le boxeur maintenant âgé de 31 ans a fait son premier combat professionnel. Et il a impressionné! Ce soir-là au Centre Vidéotron, il a fait tourner les têtes. Aussi, EOTTM lui a accordé deux autres combats au cours desquels il a encore donné un excellent spectacle.
Cette aventure digne d’un conte de fée devrait normalement se poursuivre avec EOTTM. De ceci, je retiens notamment que d’autres boxeurs d’ici pourraient vouloir imiter Jean-Gardy François. Ce serait d’autant plus réalisable dans la mesure où on réussissait à faciliter leur cheminement. C’est à ce niveau que pourrait intervenir l’association dont il a été question dans cet article. Bien évidemment, un tel projet aurait beaucoup plus de chances de succès s’il pouvait compter sur l’assistance d’un promoteur.
CONCLUSION
Une association ayant pour objectif de favoriser le développement, disons-le, de «boxeurs orphelins» pourrait devenir éventuellement une pépinière intéressante pour un promoteur. Car, il ne fait aucun doute selon moi que l’opportunité pour ces boxeurs de livrer des combats équilibrés aurait un impact significatif sur la progression de ceux-ci.
À tout le moins, ces boxeurs retrouveraient la dignité et la confiance dans le monde de la boxe. Peu importe les résultats obtenus, ceux-ci auraient alors le sentiment qu’on leur a accordé une véritable chance de se mettre en valeur.
En terminant, j’ose penser que le mode de fonctionnement et les objectifs que poursuivrait ladite association pourrait également s’appliquer à la boxe amateur dans la mesure où des adaptations seraient apportées pour tenir compte du contexte particulier de celle-ci. Ce sera le sujet de mon prochain article.
(1) F. Duchesneau. « Il n’y a pas grand monde qui aurait pu me battre ». La Presse, publié le 11 juillet 2021.