• 8 octobre 2024
  • Last Update 16 octobre 2023 10 h 47 min
  • Montréal

Artur Beterbiev, un modèle d’autonomie

Artur Beterbiev, un modèle d’autonomie

Un texte de Rénald Boisvert

À son arrivée en sol québécois, Artur Beterbiev était déjà réputé comme un pugiliste très imposant en raison de ses performances acquises chez les amateurs. Nul ne pouvait douter alors de ses capacités physiques exceptionnelles. En revanche, je dois avouer que mes premières impressions concernant sa «science de boxe» n’étaient pas de nature à lui rendre justice. Son attitude plutôt rigide et austère m’avait conduit à le mésestimer sur cet aspect.

Le préjugé était énorme. Or, je me suis vite ravisé. Même si je continue à penser que Beterbiev ne possédait pas un potentiel athlétique comparable à celui de l’élite mondiale, il m’a fallu reconnaître par ailleurs que ses capacités adaptatives allaient bien au-delà de ce que je croyais au départ.

Qu’est-ce que la « science de la boxe »?

On associe généralement «styliste» et «science de boxe». Or, une telle association est parfois trompeuse. Alors que le terme «styliste» fait référence à la fluidité et l’élégance d’un pugiliste, l’expression «science de boxe» évoque plutôt ce vieux principe : «toucher sans se faire toucher».

La nuance est importante. Et il n’y a pas de meilleur exemple que le parcours d’Artur Beterbiev pour en reconnaître la distinction. Sans être un styliste, Beterbiev a poursuivi son ascension chez les professionnels en améliorant constamment sa «science de boxe». Sur cet aspect, contrairement à ce que l’on pourrait penser, très peu de boxeurs atteignent comme lui leur plein potentiel.

En réalité, pour une majorité de boxeurs, c’est comme si la capacité d’apprendre déclinait avec le temps. Ce n’est pas une question de disposition athlétique. C’est d’un tout autre ordre. Cela survient au bout d’un certain temps dans la carrière des boxeurs lorsqu’une sorte d’apathie s’est installée peu à peu. Ceux-ci semblent alors éprouver une fatigue mentale qui paralyse toute nouvelle progression.

Par exemple, ceci se manifeste souvent lors des sparrings (combats d’entraînements) au cours desquels ces boxeurs prennent des coups inutilement. Ils ont beau travailler dur au sac lourd, mais rien n’y fait; leur regard n’est animé que par une faible lueur de lucidité. Bien sûr, leurs techniques demeurent réglées au quart de tour; hélas, ils reprennent constamment les mêmes drills sans y ajouter quoi que ce soit.

Ce ne sont pas pour autant de mauvais boxeurs. Très souvent, ils ont acquis en début de carrière suffisamment de connaissances et d’habiletés pour demeurer par la suite compétitifs. Certains deviennent même champions du monde malgré le fait qu’ils ont plafonné cognitivement.

Comme vous vous en doutez, Artur Beterbiev n’est pas dans cette catégorie. À l’entraînement, ses yeux pétillent toujours malgré ses 38 ans. Il est ce qu’on appelle un boxeur «engagé» mentalement. Cette qualité est une denrée rare chez les boxeurs qui entreprennent la dernière portion de leur carrière. Observez-le bien dans la vidéo qui suit :

Engagement émotionnel et cognitif

Pour ce qui est de l’engagement émotionnel d’un pugiliste, cela se traduit par l’enthousiasme qui doit l’animer à l’entraînement. Il s’agit d’un engagement lié notamment à la motivation de l’athlète. Son attitude doit en tout premier lieu être positive et constructive.

Quant à l’engagement cognitif, ceci se trouve au cœur de la «science de boxe» et implique que l’athlète possède une compréhension spécifique et évolutive de son sport. Il sait que son apprentissage ne doit jamais s’arrêter.

Pour bien saisir la progression d’Artur Beterbiev, il faut être très attentif à tous ces petits changements qu’il a effectués au cours de sa carrière. C’est qu’il n’est pas passé d’un style de boxe à un autre. Vu que son évolution a été constante, elle s’est forcément développée pas à pas. Permettez-moi de vous en donner quelques exemples.

Lors de ses derniers combats, Artur Beterbiev est apparu plus patient qu’auparavant. Au lieu de se jeter systématiquement sur l’adversaire et chercher à défoncer la garde de ce dernier, il est parvenu graduellement à choisir les bons moments pour l’assaillir. Pour ce faire, il feinte davantage. Même qu’il lui arrive d’effectuer un pas arrière pour se donner plus d’espace. Et sans compter qu’il maîtrise avec une plus grande aisance l’habileté à se donner des angles. Enfin, à l’attaque, il demeure de plus en plus conscient de sa défensive. Pour ma part, c’est sur ce point (le caractère simultanée de la défensive/offensive) qu’il a le plus progressé durant les dernières années.

Le cas d’Artur Beterbiev n’est pas unique. Mais ce qui rend son cas particulièrement attrayant, c’est qu’il s’est exprimé publiquement sur la façon dont il a lui-même contribué à forger sa discipline et sa rigueur à l’entraînement.

Des centaines de carnets de notes

Au mois de janvier dernier, Réjean Tremblay a rencontré Artur Beterbiev alors que ce dernier était à quelques jours de combattre Anthony Yarde. Le chroniqueur réputé apprenait alors que Beterbiev notait tout ce qu’il fait. Voici ce que Tremblay a écrit sur ce sujet.

«Ce sont des centaines de carnets. Remplis de notes colligées après chaque entraînement, chaque traitement, après chaque combat… Encore plus, il a décrit ses sensations, comment il se sentait après tel exercice et comment il avait progressé ce jour-là.» (1)

À première vue, ceci peut paraître étonnant qu’un boxeur prenne autant de notes. Or, Beterbiev est sans équivoque. Une telle habitude porte ses fruits. Plus loin dans l’article, les propos du boxeur d’origine tchétchène sont rapportés avec plus de précision.

«C’est une discipline que j’ai acquise en boxe amateur. On me demandait de noter mes progrès. Je suis allé plus loin et j’ai gardé l’habitude en devenant professionnel. Ça m’aide à aller plus loin et à devenir meilleur. J’y puise plein d’informations… J’aime travailler sur moi, améliorer mes faiblesses, apprendre et faire plus et mieux.» 

Et ce n’est pas tout. Réjean Tremblay nous fait découvrir qu’Artur Beterbiev aborde l’entraînement avec un esprit critique. Cette fois, ce sont les commentaires de l’un de ses entraîneurs, Luc-Vincent Ouellet, qui sont repris par le journaliste.    

«Quand on disait à Eleider Alvarez, tu fais ça, il le faisait tout de suite. Quand on demande à Artur de faire telle ou telle chose, il répond : pourquoi? Il faut avoir de solides arguments et des raisons pour le convaincre. Mais une fois qu’il a réfléchi et qu’il a accepté la demande, il est d’une intensité et d’une concentration qui font peur. J’ai jamais vu ça. Artur Beterbiev est concentré à 100 pour cent sur l’objectif.»

À la lecture de ces commentaires, ne touchons-nous pas à l’essentiel de ce qui détermine la «science de boxe»? Je crois profondément que c’est le cas. Nous ne sommes pas devant un boxeur qui se comporte en automate. Bien au contraire, il s’agit ici d’un athlète qui revendique résolument sa participation à toutes les décisions concernant son développement.

Artur Beterbiev n’est pas ce boxeur naturellement athlétique pour lequel tout vient facilement. Par contre, ceci est largement compensé par ses qualités d’adaptation au nombre desquelles «l’autodiscipline» joue un rôle majeur en lui permettant de se réaliser à son plein potentiel. C’est pourquoi je n’hésite pas à le considérer avant tout comme un modèle d’autonomie.

L’autonomie, un facteur d’excellence

Le terme «autonomie» peut prêter à confusion si on l’interprète dans son sens strict. Car il est généralement utilisé pour désigner le droit de se gouverner en déterminant ses propres règles. On sait que ce mot est aussi utilisé pour exprimer la capacité de se suffire à soi-même.

Or, lorsqu’il est question d’apprentissage et de développement d’une personne, comme c’est le cas pour un athlète, le terme «autonomie» prend un tout autre sens. Dans ce cas, l’apprenant (ex : un boxeur) adhère à un ensemble de règles déjà établies, mais dont certaines pourront évoluer en fonction de sa participation. En fait, le développement d’un athlète peut se produire avec ou sans sa participation. Or, il est maintenant admis qu’une contribution éclairée de la part d’un athlète aux décisions entourant son développement accélèrera grandement le processus d’apprentissage de celui-ci. En bref, l’autonomie dans le sport est de nos jours reconnue comme une «compétence à part entière».

Ainsi, on peut observer chez Artur Beterbiev que l’autonomie se traduit notamment par sa capacité d’introspection. Cet athlète est alors à même d’évaluer ses propres performances. Pour un tel pugiliste, il ne lui suffit donc pas de vouloir être meilleur que l’adversaire; son objectif est d’abord de se dépasser et ce, autant physiquement que cognitivement. C’est d’ailleurs pourquoi il peut maintenir le même effort, la même concentration à l’entraînement que lors d’un combat.

Conclusion

La question qui se pose maintenant est de savoir comment pouvons-nous développer l’autonomie chez nos jeunes pugilistes. Même si ce ne sont pas tous les boxeurs qui peuvent atteindre le niveau d’autonomie d’un Beterbiev, il demeure que chacun peut améliorer cette habileté. Dans un prochain article, je compte suggérer un type d’entraînement susceptible de développer l’autonomie des boxeurs.

Il y a déjà quelques temps, j’ai publié un «post» discutant de l’importance de favoriser l’apprentissage autonome chez les jeunes pugilistes. D’ailleurs, plusieurs d’entre vous l’ont favorablement commenté. Et comme je m’y attendais alors, le regretté Martin Achard y était allé lui-même d’un commentaire extrêmement pertinent. Si vous aviez l’habitude de lire ses écrits, vous reconnaîtrez assurément ici ses grandes qualités d’écrivain et de débatteur.

«Ton excellent post Rénald va dans le sens de l’une de mes opinions personnelles, à savoir qu’un entraîneur ne peut pas tout faire et qu’un boxeur, pour exceller, a l’obligation de cultiver par lui-même la compréhension la plus totale possible de son sport, de la manière dont il doit s’entraîner, et de la manière dont il doit combattre (notamment sur le plan stratégique contre différents types d’adversaires). C’est ce qu’ont fait tous les grands boxeurs, à quelques rares exceptions près. – Martin Achard»

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  •  R. Tremblay. « Les carnets secrets d’Artur ». Le journal de Montréal, publié le 24 janvier 2023
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